"Je travaille avec Maliki. Bon. Disons que mon bureau est juste en face du sien ; je lève les yeux de mon office quotidien et je la vois, inaccessible, qui me nargue tous les jours. Un an que je suis là, c'est seulement aujourd'hui que je me rends compte de qui elle est.
On voit sa touffe de loin, dès la porte de l'open space. Ce que je prends pour un serre-tête est l'arête surdimensionnée d'un casque de DJ. Elle entre ici avec son monde, sa musique. Elle ne dit pas bonjour, à personne ; se contente de cligner les yeux, de sourire.
Elle s'assoit - toujours un soupir. Elle prend le temps de poser ses affaires sur le bureau, son sac plein de machins qui font des bruits de machine à sous, elle allume sa bécane. En silence, elle attend le boot, puis elle part faire le thé.
Dans la cafétaria, son eau chauffe au micro-onde. Les yeux fixés sur la fenêtre, esquivant les arrivées matinales, elle respire. Ses mains sont cachées, dans poches ou manches. Elle ouvre la porte du four, se brûle les doigts sur son mug babar, souffle dessus, doucement.
Elle revient s'assoir, pensive, semble me remarquer pour la première fois. Elle s'illumine, le temps que je lui raconte ce qui m'est arrivé dans le métro ce matin. Elle rit, elle me parle de son chat. Elle se replonge dans une couleur à l'écran, un camaïeu, elle m'oublie.
Je ne crois pas qu'elle ait jamais réellement fait attention à moi. Je la vois rire, dans les couloirs, séduite par les beaux gosses d'ankama. Je ne sais rien de sa sexualité, je l'ai fantasmée dans tous les sens, mais son essence reste cachée derrière sa veste militaire.
Elle mange seule à midi, elle repart seule - je l'ai suivie ce soir, jusqu'à chez elle, un pavillon roubaisien, rien de spécial. La lumière est restée allumée à sa fenêtre jusqu'à onze heures, puis elle s'est couchée. J'ai cru voir passer l'ombre d'un chat - mais c'était peut-être moi.
Je suis rentré après ça, pas très fier. J'ai écrit un peu, à une amie imaginaire derrière ce mur, qui observerait mes doigts sur le papier. Je suis allé me coucher, en pensant très fort à ce que je lui dirai au matin, ce que je veux lui dire depuis un an et que je ne peux formuler.
Tout seul dans mon pieu, mon chat sur le duvet, je réfléchis à la sienne, de vie. Sa famille, ses chaussons, la marque de son dentifrice - tout ce que je lis d'elle et que je sais qui n'est pas elle. Tout ce qu'elle partage avec le reste du monde, et pas seulement avec moi. Peut-être qu'au final, c'est moi que je vois dans ses poses, dans le plus petit détail de sa vie, qu'elle donne en pâture au reste du monde. Son intimité, publique. Tout être est reflet de lui-même. Nos gestes sont la restitution de cette négociation que nous faisons, tous les jours, entre nous et nous-même. Ce que je lis d'elle dans ses gestes, c'est une façon de poser des mots sur quelque chose qui ne peut pas s'approcher - un mystère, la dernière question, qu'il ne faut jamais poser sans être obligé d'y répondre.
Demain, en arrivant. Je lui dirai.
*
Ce matin, elle n'est pas là.
Son poste est éteint, il n'y a aucun de ses jouets sur le bureau. Personne ne semble le remarquer.
Je cille.
Je me demande si elle a jamais été là.
Je suis désormais assis dans cette vie, sans elle.
Si tu m'entends, si tu lis ces lignes --
-- reviens.